Wellerman : pourquoi ce chant de marin viral est tellement addictif (analyse complète)
Savez-vous pourquoi la chanson Soon may the Wellerman come est tellement addictive ? C'est ce que nous allons voir bientôt.
Wellerman est une chanson traditionnelle Néo-Zélandaise datant du 19e siècle.
Après deux siècles d'anonymat relatif, elle devient virale et connaît un succès planétaire.
Nous allons donc nous concentrer sur une petite étude sans prétention de Wellerman.
Wellerman : un chant de marin traditionnel (ou pas ?)
Au 19e siècle, faire fonctionner un navire impliquait beaucoup de différentes tâches manuelles nécessitant parfois les efforts coordonnés de nombreux matelots.
Pour coordonner ces efforts, les marins utilisent fréquemment des chants.
Souvent, on trouve un meneur qui donne le ton et le rythme en chantant les couplets, tandis que les matelots chantent les refrains.
Il existe différents types de chants dont les rythmes devaient correspondre à la tâche en cours. C'est pour ça qu'on trouve les « chants à hisser », les « chants à ramer », les « chants à déhaller », les « chants à remplir sa déclaration d'impôts », etc.
Ceci étant dit, Wellerman n'est peut-être pas un chant de travail (en). Simplement une ballade traditionnelle qui s'inspire du style pour raconter… une histoire de marins. En l'occurence des pêcheurs de baleine.
De quoi parle le Wellerman ?
Soon may the Wellerman come raconte la bataille homérique entre un équipage de pêcheurs de baleine et… une baleine particulièrement récalcitrante.
Le Billy o'Tea est un baleinier, navire spécialisé dans la chasse à la baleine.
À peine la campagne démarrée, le Billy o'Tea harponne une baleine, mais celle-ci refuse de se laisser hisser à bord pour la boucherie.
Au contraire ! elle se débat pendant 40 jours et plus, occasionnant d'énormes pertes en hommes et en bateaux.
À la fin de la chanson, le capitaine et l'équipage du Billy o'Tea sont toujours engagés dans leur lutte, déterminés à ramener un jour la baleine.
Dans chaque refrain, les matelots espèrent pouvoir rentrer chez eux après le tonguing (le dépeçage de la baleine, notamment la langue) et attendent avec impatience l'arrivée du Wellerman – le ravitailleur qui viendra apporter aux pêcheurs épuisés sucre, thé et rhum.
Wellerman : la mélodie du couplet
The Wellerman (premier couplet)
Quelques observations qui me semblent dignes d'intérêt.
On trouve trois bémols à la clé, ce qui correspond à la gamme de do mineur.
Par ailleurs, les premières et dernières notes sont des do. Wellerman est donc bien dans la tonalité de do mineur.
La première mesure est une anacrouse, c'est-à-dire une mesure « qui ne compte pas ».
Cela signifie qu'on commence à compter le premier temps sur le deuxième mot (« once ») et pas le premier (« there »).
La mélodie oscille entre un do3 et un do4 à l'octave supérieure, en passant beaucoup de temps sur le sol intermédiaire.
do et sol sont la tonique et la dominante de la gamme, les deux notes les plus importantes.
Finalement, la mélodie du Wellerman utilise la gamme de do mineur de manière très classique.
Il faut noter que la dernière note de la première mesure correspond à un mi naturel et pas un mi bémol !
Dans la gamme de do mineur, la troisième note correspond à une tierce mineure : mi♭ ; c'est la note qui confère à la gamme sa sonorité sombre et triste.
Ici, le chanteur chante une tierce majeure : un mi naturel. C'est la note qu'on trouverait dans la gamme de do majeur !
The Wellerman (avec et sans la tierce mineure)
Pour comparaison, les quelques premières notes de la chanson, avec et sans la tierce mineure.
Dans tout le reste de la chanson, c'est bien la gamme de do mineur qui est utilisée.
Du coup, si l'on écoute que les premières notes, on peut s'attendre à une chanson plutôt légère. On déchante dès la mesure suivante, et même si ça n'est pas grand-chose, ça donne de la profondeur à la chanson.
La mélodie du refrain
The wellerman (refrain)
La mélodie du refrain contraste avec celle du couplet.
Dans le couplet, la mélodie commence sur un do3 et monte brièvement jusqu'au do4.
Dans le refrain, on démarre sur un do4 et la mélodie va descendante pour revenir sur le do3 du départ.
J'aime beaucoup quand couplet et refrain se contrastent.
Il y a également un contraste très intéressant entre la mélodie qui descend, et l'énergie de la progression harmonique qui monte… qui monte… (voir section suivante).
À part ça, je ne trouve rien à dire de plus sur cette mélodie… si ce n'est qu'elle déchire grave !
Wellerman : accords et progression harmonique
Wellerman suit une progression harmonique plutôt classique… mais efficace !
L'harmonisation de la gamme de do mineur nous offre les accords suivants :
i | ii° | ♭III | iv | v | ♭VI | ♭VII |
---|---|---|---|---|---|---|
Cm | D° | E♭ | Fm | Gm | A♭ | B♭ |
Gamme de do mineure harmonisée
Voici les accords utilisés sur la chanson :
[Couplet] Cm There once was a ship that put to sea, Fm Cm And the name of the ship was the Billy o'Tea. Cm The winds blew hard, her bow dipped down G Cm O blow, my bully boys, blow! [Refrain] A♭ E♭ Soon may the Wellerman come Fm Cm To bring us sugar and tea and rum A♭ E♭ One day, when the tonguin’ is done, G Cm We’ll take our leave and go.
Procédons à une petite analyse harmonique.
Rappel : pour analyser une progression harmonique, on peut traditionnellement assigner trois rôles distincts aux accords :
- tonique : c'est l'accord de la stabilité, du retour à la maison ;
- dominante : c'est l'accord de déstabilisation, de tension, qui appelle une résolution vers la tonique ;
- sous-dominante : c'est le pont entre les deux rôles précédents.
Sur le couplet, la progression d'accords s'analyse ainsi : i -> iv -> i -> V -> i
.
i There once was a ship that put to sea, iv i And the name of the ship was the Billy o'Tea. i The winds blew hard, her bow dipped down, V i O blow, my bully boys, blow!
Il s'agit d'une progression harmonique classique de chez classique : on part de l'accord de tonique, on monte vers l'accord de sous-dominante, on redescend vers la tonique, et on finit sur une cadence V -> i.
C'est ce qu'on appelle une cadence parfaite, et c'est le mouvement harmonique le plus classique et le plus important de la musique moderne occidentale.
Voici maintenant la progression d'accord sur le refrain.
♭VI ♭III Soon may the Wellerman come, iv i To bring us sugar and tea and rum. ♭VI ♭III One day, when the tonguin’ is done, V i We’ll take our leave and go.
C'est un tout petit peu plus technique, mais à peine.
En mineur, l'accord du sixième degré (♭VI) partage deux notes avec l'accord i, et il peut endosser le rôle de tonique.
L'accord du troisième degré (♭III) est un peu à cheval entre tonique et sous-dominante.
On retrouve le même type de progression que sur le refrain : tonique -> sous-dominante -> tonique -> dominante -> tonique.
La différence, c'est que le couplet utilise presque exclusivement des accords mineurs. Dans le refrain, on entend beaucoup plus d'accords majeurs.
C'est cohérent avec la structure de la chanson : les couplets racontent la terrible bataille contre la baleine, tandis que dans les refrains, les matelots espèrent enfin pouvoir se bourrer la gueule rentrer chez eux.
Si on devait tracer la courbe d'énergie de la progression harmonique, ça donnerait quelque chose comme ça :
Si Wellerman est tellement entraînante, c'est aussi parce que sa construction est techniquement parfaite d'un point de vue harmonique.
Chaque série de couplet + refrain provoque une série de tensions puis relâchements qui va crescendo.
Pourquoi Wellerman est tellement obsédante ?
Quand la chanson est devenue populaire, j'ai eu du mal à m'arrêter de l'écouter pendant plusieurs jours.
Pourquoi Wellerman est tellement obsédante ? Plusieurs raisons :
1/ La voix est le plus bel instrument.
Aucun instrument n'est capable de transmettre une émotion avec autant de force et d'émotion que la voix humaine !
Pour le prouver, on peut montrer qu'on améliore significativement la musique de Queen en enlevant tous les instruments jusqu'à ne laisser que la voix de Freddie Mercury !
(Ok, je blasphème. Pour me faire pardonner, voici Brian May qui joue Wellerman à la guitare électrique.)
2/ Les chants A cappella ont un gros potentiel viral.
TikTok est un réseau social avec une culture de la danse et de la musique assez ancrée. Les utilisateurs jouent beaucoup à reprendre le contenu les uns des autres pour faire des reprises, des réinterprétations, etc.
Un chant A cappella, c'est du pain béni ! On peut chanter par dessus, rajouter sa voix à un cœur existant, ajouter une piste instrumentale, etc.
On finit par trouver des vidéos avec des dizaines de TikTokeurs qui ajoutent chacun leur patte pour aboutir à d'immenses œuvres collectives.
C'est aussi une population plutôt jeune assez indifférente au concept de droits d'auteur.
3/ Nous sommes tous enfermés depuis des mois.
Partout dans le mode, la crise du covid pousse les gens à rester cloisonnés, confinés, isolés, enfermés, etc.
Il y a quelque chose de jouissif et libérateur à imaginer un groupe d'humains chanter à tue-tête ensemble au grand-air, sans masque, les cheveux au vent, les embruns sur la peau et le rhum qui coule à flot.
4/ Parce que tu peux participer même si tu chantes comme un pied.
Quand on a déjà dix ou quinze personnes chantant le refrain à tue-tête, c'est facile de rajouter sa voix même si on ne chante pas très bien, et d'avoir l'impression de faire partie d'un bel ensemble. C'est très décomplexant.
Une bonne chanson pour commencer à apprendre la musique ?
5/ Nous sommes en manque d'histoires épiques.
La vie de pêcheur de baleine était sans doute plutôt simple. Je n'ai pas dit facile, mais simple ! Monter sur bateau. Tuer baleine. Découper baleine. Rentrer picoler. Recommencer.
Le monde aujourd'hui est plus confortable, mais aussi plus complexe, entre dérèglement climatique, crises sanitaires, fake news, cryptomonnaies, etc.
Peut-être que nous sommes simplement en manque d'un peu de simplicité, et que cela fait du bien de se fantasmer un peu en matelot baleinier.
Traduction des paroles du Wellerman
Voici une petite traduction non-officielle et sans prétention des paroles (version des Longest Johns) :
[Couplet] There once was a ship that put to sea, And the name of that ship was the Billy o'Tea The winds blew hard, her bow dipped down, Blow, me bully boys, blow!
Il était une fois un navire qui prit la mer, Et le nom du navire était le Billy o'Tea. Le vent soufflait fort, la proue piquait du nez. Souquez, mes gorets ! Souquez !
[Refrain] Soon may the Wellerman come, To bring us sugar and tea and rum. One day, when the tonguing' is done, We'll take our leave and go.
[Refrain] Bientôt viendra le Wellerman, Pour nous apporter sucre, thé et rhum. Un jour, quand le dépeçage sera terminé, Nous rentrerons au pays.
She had not been two weeks from shore When down on her a right whale bore. The captain called all hands and swore He'd take that whale in tow.
Elle (le bateau) n'avait pas largué les amarres depuis deux semaines, Quand elle tomba sur une baleine noire. Tous les hommes sur le pont ! Le capitaine jura qu'il capturerait cette baleine.
Before the boat had hit the water The whale's tail came up and caught her. All hands to the side, harpooned and fought her, When she dived down below.
Avant-même que la baleinière[1] n'aie touché l'eau, Elle fut pulvérisée par la queue de la baleine. Tous les matelots la combattirent à coup de harpon, quand elle plongea à nouveau.
[1] la baleinière est le canot utilisé pour poursuivre et harponner les baleines.
No line was cut, no whale was freed, An' the captain's mind was not on greed! But he belonged to the Whaleman's creed She took that ship in tow
La ligne de pêche tenait bon, Et le capitaine n'était pas un obstiné. Mais c'est le credo du baleinier[2]. Elle prit le navire en remorque.
[2] Interprétation possible : le code d'honneur des baleiniers stipule qu'une fois harponnée, on ne peut pas laisser une baleine s'échapper. Parce qu'elle mourrait de ses blessures dans d'atroces souffrances ?
Ce paragraphe explique que le capitaine n'est pas un fou obstiné comme le capitaine Achab mais que c'est le code d'honneur des baleiniers qui l'empêche d'abandonner la poursuite pour limiter les dégâts.
For forty days or even more, the line went slack then tight once more, All boats were lost, there were only four and still that whale did go.
Pendant quarante jours et plus, La ligne se tendit et détendit encore, Toutes les baleinières furent détruites sauf quatre, Et toujours la baleine s'échappait.
As far as I've heard, the fight's still on, The line's not cut, and the whale's not gone! The Wellerman makes his regular call to encourage the captain, crew and all!
Autant que je sache, la lutte continue. La ligne résiste, la pêche se poursuit. Le Wellerman passe régulièrement, pour encourager le capitaine et l'équipage !
Wellerman : télécharger la partition en pdf
Téléchargez la partition simplifée en pdf.
Sinon, voici la partition interactive.
The Wellerman
Livres à lire pour rester dans l'esprit marin
Pour les fanatiques tombés amoureux du chant de marin, voici quelques idées de lecture pour prolonger un peu la thématique.
Moby Dick — Herman Melville
Ismaël, le narrateur, s'engage sur un baleinier.
Il y rencontre le capitaine Achab, obsédé par Moby Dick, grand cachalot lui ayant arraché la jambe quelques années auparavant.
L'auteur, Herman Melville, ayant vraiment été marin, le livre contient certains passages qui tiennent presque du reportage sur la chasse à la baleine.
Le Déchronologue — Stéphane Beauverger
Avec son Déchronologue, Stéphane Beauverger combine de manière originale et jouissive science-fiction et piraterie.
On suivra les aventures du capitaine Henri Villon, capitaine de vaisseau pirate et truculent gentilhomme.
Un de mes livres de fantasy / science-fiction préférés.
Pour conclure
J'espère que vous aurez trouvé cette petite étude intéressante.
Quelle chanson vais-étudier maintenant ? Dites-le moi sur Twitter / Facebook.
Bon vent !