Analyse : 50 Ways to Leave Your Lover de Paul Simon
Paul Simon est un compositeur brillantissime, auteur de pas mal de chansons incroyables.
L'un de ses titres les plus connus (et qui a le mieux marché à l'époque) est 50 Ways to Leave Your Lover (50 façons de quitter votre partenaire). Sortie il y a près de 50 ans, la chanson n'a pas pris une ride. En voici une petite analyse sans prétention.
Une récente vidéo de Paul Davids m'a fait (re) découvrir cette fabuleuse chanson de Paul Simon.
Simon a souvent écrit des chansons sur ses relations (et notamment leurs fins), et « 50 ways » est écrite peu après la période de son divorce d'avec sa première femme, Peggy Harper.
L'auteur — dont le talent est inversement proportionnel au bon goût capillaire — a toujours prétendu que cette chanson, avec son côté burlesque, n'était pas autobiographique et qu'il ne fallait pas la prendre trop au sérieux.
Même si l'intention de l'artiste n'était pas d'écrire une chanson particulièrement philosophique, le résultat peut surprendre par sa profondeur inattendue.
Au delà de la portée du message, la chanson est sacrément entêtante (fille n°1, trois ans, est fan).
De quoi parle la chanson ?
Le narrateur de la chanson est un homme empêtré dans une relation qui le fait souffrir, mais il ne parvient pas à y mettre fin.
Une femme (une maîtresse ?) propose de l'aider en lui suggérant « 50 ways to leave your lover » (50 façons de quitter son / sa partenaire).
50 Ways to Leave your Lover — Premier couplet
"The problem is all inside your head", she said to me,
"The answer is easy if you take it logically.
"I'd like to help you in your struggle to be free,
There must be fifty ways to leave your lover".
Traduction libre :
« Le problème est dans ta tête — me dit-elle.
La réponse est évidente si tu y réfléchis sereinement.
J'aimerais t'aider dans ta recherche de liberté.
Il doit y avoir 50 façons de quitter sa partenaire. »
Après plusieurs couplets vient le refrain, les fameux « 50 ways » (en fait seulement cinq ou six, arnaque) :
50 Ways to Leave your Lover — Refrain
You just slip out the back, Jack.
Make a new plan, Stan.
You don't need to be coy, Roy.
Just get yourself free.
Hop on the bus, Gus.
You don't need to discuss much.
Just drop off the key, Lee.
And get yourself free
Traduction libre :
Tire-toi par derrière, Albert.
Passe au plan B, Amédée.
Fais-pas ta timide, Astride.
Prends ta liberté.
Grimpe dans le bus, Gus.
Pas le moment de discuter.
Rends tes clés, Gégé.
Et prends ta liberté.
Honnêtement, si ça ne vous donne pas envie de vous dandiner, je ne sais pas ce qu'il vous faut !?
Structure de la chanson
Ce qui rend la chanson aussi marquante et inoubliable, à mon avis, est le contraste extrême entre les couplets et les refrains.
Les couplets :
- rythme plutôt lent ;
- phrases longues, détaillées ;
- vocabulaire plutôt soutenu ;
- phrasé très leggato (Furthermore, I hope my meaning won't be lost or misconstrued 😍) ;
- en mode mineur ;
- harmonie sophistiquée (voir plus loin) ;
- riff de batterie légendaire et sans doute très difficile à jouer (je ne sais pas, je ne suis pas batteur).
Clairement le protagoniste est en plein émoi et dans une situation inextricable.
Comparons avec le refrain :
- rythme rapide et enlevé ;
- paroles niveau CM1 (« lol poil aux bras ») ;
- phrasé très staccato (Hop on the bus, Gus!) ;
- en mode majeur / blues ;
- harmonie simplissime (voire plus loin) ;
- pattern de batterie ultra-basique.
La solution est simple : fais ta valise et casse toi !
Deux couplets, refrain, deux couplets, refrain. On ne fait pas plus simple.
Le riff de batterie
Je me suis laissé dire que Paul a composé l'intégralité de la chanson autour du riff de batterie.
Sur les couplets, le groove joué par Steve Gadd est très sophistiqué et m'a tout de suite fait penser à une musique militaire.
50 Ways to Leave your Lover — Le groove de batterie
Le côté militaire du groove principal complémente très bien le message de la chanson : parfois, l'amour, c'est la guerre (ou quelque chose comme ça). On comprend surtout qu'il y a conflit — entre les deux partenaires, entre ce que le protagoniste veut et ce qu'il vit, etc.
Sur les couplets, on passe sur un schéma que j'imagine plutôt basique (surtout pour Gadd).
50 Ways to Leave your Lover — Le groove sur le refrain
Petite analyse harmonique
La partie la plus intéressante de la chanson, sans doute, est l'harmonie sophistiquée du couplet.
50 Ways to Leave your Lover — Harmonie
Em/G ? D6 ? B7♭9 ? D♯dim7 ? Que sont donc tous ces bestiaux ? Essayons de comprendre la progression d'accords.
Avant de l'étudier en détail, notez que l'essentiel de la progression repose sur ce qu'on appelle une cadence Andalouse.
La cadence Andalouse
Dans sa forme la plus simple, la cadence Andalouse est une progression de quatre accords issus d'une gamme mineure ; la progression consiste à partir de la tonique pour descendre jusqu'à la dominante en sautant de degré en degré.
Cadence Andalouse
Une cadence Andalouse en mi mineur.
La cadence andalouse est souvent utilisée de manière répétitive sur l'intégralité d'un morceau. C'est une progression d'accords très ancienne qu'on retrouve beaucoup en flamenco, mais aussi dans la musique populaire.
Un exemple très démonstratif avec « Hit the Road, Jack! » de Ray Charles.
Hit the road Jack — Ray Charles
Avec sa ligne de basse toujours descendante, la cadence Andalouse donne un peu l'impression d'une chute sans fin — une descente aux enfers ? La progression parfaite pour une chanson sur ce thème.
L'harmonie du couplet
Cela dit, utiliser de simples triades peut vite devenir monotone, et Mr. Simon était sans doute trop perfectionniste pour s'en contenter.
Cadence Andalouse monotone
Un peu monotone, n'est-ce pas ?
Heureusement, il existe des recettes éprouvées pour enrichir des progressions d'accords, parmi lesquelles l'auteur a pioché avec enthousiasme :
- utiliser des renversements ;
- utiliser des accords septièmes ;
- utiliser des accords enrichis ;
- utiliser des substitutions d'accords ;
- etc.
Remplacer les triades par des tétrades
L'harmonisation est le processus qui permet d'obtenir des accords à partir d'une gamme donnée.
La manière la plus simple et évidente d'harmoniser une gamme est d'empiler deux tierces, ce qui donne des triades, mais on peut aussi aller plus loin et obtenir des accords de quatre notes en ajoutant une nouvelle tierce.
On obtient ainsi des accords à la sonorité plus riche et un peu moins barbante.
L'harmonisation de la gamme de mi mineur nous donne les accords suivants :
i | ii° | III | iv | v | VI | VII |
---|---|---|---|---|---|---|
Em7 | F♯∅ | GMaj7 | Am7 | Bm7 | CMaj7 | D7 |
On a déjà vu un peu plus haut qu'il est courant d'utiliser un accord de septième sur le degré V, et c'est la raison pour laquelle on retrouve un accord B7 dans la progression.
L'autre endroit ou cette stratégie sonne bien se trouve sur l'accord du sixième degré (C), qui se voit remplacé par un accord CMaj7.
Cadence Andalouse avec un CMaj7
C'est déjà un peu plus riche.
En revanche, cette stratégie ne fonctionne pas du tout (ici en tous cas) sur les degrés i et VII (Em et D).
Utiliser un accord Em7 au lieu de Em adoucirait beaucoup trop la sonorité de l'accord et noierait le sens de la progression.
Par ailleurs, les accords de septièmes ont une sonorité beaucoup trop caractéristique qui ne passerait pas trop non plus.
Cadence Andalouse avec uniquement des accords septièmes
Ok, là, c'est too much!
Pour ces degrés, il faut trouver des alternatives.
Utiliser les renversements
Une manière très simple de changer ou d'enrichir la sonorité d'un accord consiste à le renverser.
Je ne suis pas en train de faire l'apologie de la conduite en état d'ivresse, je parle de renversement d'accords.
Dans sa version basique (fondamentale étant le terme technique consacré), un accord est un empilement de triades. La note qui sert de point de départ à l'empilement (la fondamentale, donc) donne son nom à l'accord.
Par exemple, sur un accord de mi mineur (Em) constitué des notes mi, sol, et si, la note fondamentale — mi — est aussi la note la plus grave.
L'accord de mi mineur (Em) à l'état fondamental
Il est possible de prendre cette note fondamentale pour la déplacer à l'octave supérieure (ou de faire descendre les autres notes, ça revient au même). Le résultat, c'est que la note fondamentale n'est plus la plus basse.
L'accord de mi mineur (Em) dans son premier renversement
On pourrait sans doute consacrer un module entier aux renversements (ce sera sera doute le cas bientôt). Ce qu'il faut retenir, c'est que renverser un accord peut changer sa sonorité.
C'est exactement ce que fait Paul Simon, qui utilise un accord Em/G (mi mineur avec la tierce, sol, à la basse = premier renversement) comme point de départ.
Utiliser les accords enrichis
On peut enrichir des accords en y intégrant d'autres notes de la gamme.
Un tel procédé permet d'obtenir une sonorité riche, intéressante, inhabituelle, sans changer fondamentalement le rôle de l'accord dans la progression.
Par exemple, le deuxième accord de la progression est un accord de ré6 (D6), constitué des quatre notes ré, fa♯, la et si.
On note cet accord « 6 » car la note ajoutée (si) est à un intervalle de sixte au dessus de la fondamentale.
L'accord D6
On notera que l'accord D6 est l'un des plus faciles à jouer à la guitare, ce qui fait qu'on l'entend peut-être plus fréquemment qu'un autre.
Utiliser des substitutions d'accords
Comme son nom l'indique, cette technique consiste à substituer un accord par un autre. Pourquoi ? Parce qu'on a le droit, c'est tout !
Là encore, il faudrait dédier un module entier au sujet, aussi nous contenterons nous de deux exemples.
La première technique consiste à remplacer un accord de septième de dominante par un accord diminué situé une tierce au dessus, procédé très courant en jazz.
Les liens entre les accords D♯dim7 et B7♭9
Partons de l'accord B7 comme référence.
En supprimant sa fondamentale, on obtient une triade diminuée : D♯dim.
En ajoutant une tierce à cet accord, on obtient un accord diminué D♯dim7.
En réintroduisant une fondamentale (si), on obtient l'accord B7♭9.
En bidouillant la composition de notre accord B7, nous obtenons les deux nouveaux accords D♯dim7 (ré dièse diminué, aussi noté D♯°) et B7♭9.
L'autre technique courante consiste à remplacer l'accord de septième de dominante par un accord augmenté.
L'accord augmenté se construit à partir d'une triade majeure, en augmentant la quinte d'un demi-ton.
L'accord de si augmenté
L'accord augmenté remplace la quinte par une quinte augmentée. C'est un accord assez dissonant.
Notez que si l'on substitue ces accords assez dissonants à l'accord B7, ce n'est pas par hasard ! En effet, le degré V est justement le degré censé être instable et dissonant avant le retour à la tonique. Donc ça passe.
La basse
Avant d'attaquer l'harmonie du refrain (ce qui sera vite fait), jetons un œil à la ligne de basse.
Classiquement, le fonctionnement même de la cadence Andalouse fait que la ligne de basse descend constamment.
La basse descendante de la cadence Andalouse
Mais ce serait trop facile et banal pour Mr. Simon.
50 Ways to Leave your Lover — Basse
La ligne de basse sur le premier couplet de la chanson.
Je ne résiste pas à vous faire écouter la basse sur le refrain.
50 Ways to Leave your Lover — Basse (refrain)
L'harmonie du refrain
Arrivé au refrain, l'harmonie sophistiquée laisse la place à quelque chose de plutôt « basique » si j'ose dire.
La guitare, qui jouait des blanches (deux accords par mesure), accélère le rythme et joue des double-croches (16 par mesure).
50 Ways to Leave your Lover — Guitare (refrain)
L'harmonie passe en tonalité de sol majeure, la relative majeure de mi mineur.
G You just slip out the back, Jack. B♭ Make a new plan, Stan. C7 You don't need to be coy, Roy. G Just listen to me. G Hop on the bus, Gus. B♭ You don't need to discuss much. C7 Just drop off the key, Lee. G And get yourself free.
Avec un twist, toutefois : la gamme de sol majeure ne contient ni les accords B♭ ni C7.
Il s'agit là en fait d'une progression de blues / rock plutôt classique, qui consiste à plaquer des accords majeurs sur les degrés de la gamme de blues.
On peut par exemple entendre la même progression dans Lonely Boys des Black Keys.
On peut s'en convaincre en écoutant la guitare électrique accompagner le refrain de quelques licks bien bluesy.
50 Ways to Leave your Lover — Les licks *blues*
Ze conclusion
La chanson de Paul Simon est entêtante et entraînante, et rien que d'un pur point de vue musical, elle est brillante, mais peut-on attendre moins de la part de l'artiste ?
Mais ce que je trouve vraiment cool, c'est la manière dont les techniques de théorie musicale finalement plutôt classiques sont employées de manière intelligente pour servir et souligner le message de la chanson.
Peut-être que Simon n'avait pas prévu d'écrire une musique « sérieuse », mais on trouve sur les forums pas mal de gens pris dans des relations abusives et qui ont été très touchés par la chanson.
Quand on se trouve pris dans une situation psychologiquement pesante, il est facile de se sentir prisonnier et de rester aveugle aux opportunités de s'en sortir. Parfois, il suffit pourtant de prendre un peu de recul pour trouver la sortie, et s'apercevoir que les chaînes les plus lourdes sont celles que l'on s'attache soi-même (appelez-moi pour vos séances de thérapie).
Parfois, mettre fin à une relation est la meilleure chose à faire. Le plus difficile est souvent de prendre la décision.
Qu'il l'ait voulu ou non, Paul Simon fait passer ce message de manière génialissime.
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